Texte de Dominic Tardif

J’ai tout de suite su qu’Alexandre Martel n’était pas le proverbial rockeur moyen lorsque je l’ai vu sur la terrasse de la microbrasserie où son groupe devait jouer le soir même, à l’occasion d’un festival que j’organisais – oui, j’ai eu de courtes et mégalomanes velléités de producteur de spectacles.

Pendant que ses camarades s'affairaient déjà à échantillonner tout ce que le bar avait de mortifère, le bel enfant des ruelles de Limoilou, lui, était absorbé par une édition de poche du théâtre de Sophocle. Et le pire, c’est qu’il ne semblait pas tenir Sophocle entre ses mains que pour avoir l’air d’un gars qui lit Sophocle.

L’œuvre d’Anatole est, comme la vie, à la fois tragique et comique. Quiconque l’a déjà vu sur scène sait que le personnage crapahute sur les planches (mais aussi dans la salle, à genoux) comme s’il était au cœur d’un champ de bataille, corps et cœur et âme tout entiers dévoués à livrer une guerre à ce que l’existence a de banal. Le gars se donne.

Sur scène, Anatole est le plus existentialiste des gigolos, qui se tortille comme le dépositaire d’une impérieuse sagesse à offrir en partage : il n’y a pas plus puissante déclaration d’amour à tendre à cette vie que de lui tirer la langue, ne pas la prendre au sérieux.

Sur ce nouveau disque que vous tenez entre vos mains, Anatole laisse tomber le masque et révèle l’Alexandre Martel qui s’est longtemps caché sous le fard blanc et le grimage. Ce serait cependant une erreur de ne voir dans ce geste qu’une bébête manière d’enfin embrasser son authenticité. « Je fulmine ma renaissance », prévenait-il sur son précédent album – les vrais s'en souviennent – et c’est précisément le théâtre auquel il nous convie : celui d’une renaissance.

J’emploie le mot « théâtre » à dessein, parce que voilà une des plus importantes questions autour de laquelle orbite l'œuvre d’Anatole : l’artiste portant un masque est-il moins authentique que celui se présentant tel qu’en lui-même, sans artifice? Aussi : qui est ce « je » au nom de qui le chanteur parle? Qui est cet homme qui se meut comme un fou sous les projecteurs? À qui appartiennent nos rêves?

« Je n’ai rien à faire de ces cons qui nous donnent à manger, à penser pour une génération », annonce Anatole dans l’entêtant refrain de Toune 2. Parenthèse : au nom de la communauté des journalistes culturels, je suis tenu, Alex, de vivement te reprocher ces facétieux titres de chansons qui provoqueront bien des maux de tête. Come on, dude.

« Rien à faire de ces cons qui nous donnent à manger, à penser pour une génération » : cette ligne est peut-être la plus politique de toute l'œuvre d’Anatole, du moins celle qui ressemble le plus à un art poétique. « Rêve plus fort, ça reviendra doucement », nous a-t-il un jour enseigné – les vrais s'en souviennent – et le voilà qui nous met maintenant en garde contre tous ceux qui, partout dans ce monde, conspirent à brider la beauté folle de nos imaginaires.

« Il n’y a pas plus grande joie que celle qu’on n’attend pas », a un jour écrit Sophocle, qui ne se doutait probablement pas qu’il décrivait précisément ce que les chansons d'Anatole accomplissent.

Sophocle avait tout vrai. Alexandre Martel, le disque d’Anatole qui vous tenez entre vos mains, n’admet qu’une seule vérité : celle de la joie capiteuse du refrain qui nous permet à chaque seconde de renaître et grâce auquel nos utopies ressemblent soudainement à des réalités.

- Dominic tardif